Elle regarde la scene
Elle regarde la scène
(Protection Sabam)
Gwladys dégage une certaine élégance, voire même une sensualité, dans son tailleur gris-perle étriqué. Aucune mèche de cheveux rebelles, un parapluie en cas d’averse, une mini trousse à pharmacie pour les menus imprévus. Oui, on peut dire d’elle que c’est une femme organisée.
Elle marche toujours d’un pas décidé pour aller travailler.
En chemin comme de coutume, elle s'arrête pour prendre son déca à emporter. Quand elle donne les un euro quatre-vingts servant à régler la note, elle ouvre son porte-monnaie où trône une photo habilement recollée d’un homme souriant. Gwladys ne bavarde pas avec la serveuse, son timing est calculé à la seconde, un simple merci et elle est repartie. Serrant son sac sous son bras et son café dans l’autre main, elle dévale les escaliers de la bouche du métro lorsque soudain, elle ralentit le pas. Arrivée devant la rame, un doute affreux vient perturber ses habitudes calquées sur papier millimétré.
A-t-elle oui ou non fermé le gaz avant de sortir de la maison ? Elle n’a plus le temps de faire demi-tour ou elle sera en retard, chose complètement inenvisageable. D’un autre côté, si le gaz est ouvert, tout l’immeuble risque de sauter. Il faut prendre une décision, trancher dans le vif, le moment n’est pas à la tergiversation. Que faire ? Rester plantée là une fois de plus ne répondra pas à sa question. Elle soupire et d’un coup se décide, il faut agir, elle jette son gobelet de café sur les rails sous les yeux étonnés des navetteurs qui n’en feront pas un fromage (ils en ont vu d’autres, entre les suicides et les grèves, hein !). La femme remonte à toute vitesse les escaliers et avant de poser le pied sur la dernière marche qui mène à l’air libre, un bruit assourdissant venant du bas annonce l’arrivée imminente du métro.
Dans sa tête tout se mélange, et si elle avait fermé le gaz et qu’elle arrive en retard au travail pour rien ? Et si son patron lui demande une explication. Et si la maison explose… et si…
Gwladys redescend les marches quatre à quatre, trop tard, les portes viennent de se refermer.
On ne choisit pas son destin se dit-elle, stoppant un instant sa course folle. Elle s’entend dire au téléphone :
« Je suis absolument navrée mais je me sens si faible… Je ne voudrais pas être responsable d’une possible propagation de virus… Non, vraiment, c’est gentil je n’ai besoin de rien. Un peu de repos voilà tout. Oui, merci. Dès que possible. Au revoir. »
Gwladys n’en revient pas, pour la première fois elle a menti pour s’absenter du boulot.
Il n’y a plus une minute à perdre, elle fait marche arrière et file en direction de son domicile.
Trop tard, les vitres ont volé en éclats, les rideaux en voiles sont en lambeaux, flottant comme de tristes drapeaux, une partie du toit a été soufflé, de la fumée épaisse s’en dégage comme des signaux de détresse, des tuiles jonchent le trottoir, c’est un triste spectacle que de voir sa maison détruite en partie par un oubli aussi stupide. Les voisins sont là, chacun donne sa version de l’histoire:
- Elle n’était pas heureuse cette dame, d’ailleurs elle ne disait jamais bonjour.
- Il paraît que c’est parce que son mari avait une maîtresse, enfin c’est ce qu’on dit.
- Ha ? Je pensais qu’elle vivait seulement avec un chat.
- Dommage elle devait être jolie quand elle souriait encore.
- Laissez-nous passer s’il vous plaît, c’est pas la foire ici, on essaie de faire notre travail. Soyez gentils, poussez-vous.
- J’aime bien les pompiers, mais celui-là il ne faut pas qu’il passe pour les calendriers !
Gwladys choquée regarde la scène sans pouvoir faire un pas en direction des hommes du feu.
Et puis, c’est quoi ces commentaires désobligeants, elle ne connaît pas même de vue les personnes qui répandent ces bêtises sur sa vie. De quel droit ! Est-ce franchement le moment de dénigrer une voisine alors qu’elle a besoin de soutien en voyant une telle catastrophe. Sa maison, sa chère maison, là où elle a eu tant de bons moments, vécu des histoires si prenantes avec… peu importe avec qui mais sa demeure et elle s’en souviennent. A présent, cette bâtisse est meurtrie dans ses briques, son ciment. Gwladys a la sensation stupide que ce sont ses tripes, son sang qui se sont étalés sur le pavé, que lorsque sa demeure fut ébranlée jusque dans ses fondations et que dans un souffle puissant le bâtiment hurla son agonie, que son souffle à elle se coupa également en silence, dans l’indifférence générale. Elle sourit, c’est étrange parfois les réactions que l’on peut avoir et les parallèles que l’on peut faire.
Les pompiers ont terminé d’arroser la partie du toit qui s’était embrasé. Tels des chirurgiens, ils ont fait leur travail, rangeant leurs instruments, le patient est défiguré mais l’incendie ne s’est pas propagé. C’est le principal. Non ?
L’eau ruisselle le long du pignon, on dirait de grosses larmes qui viennent s’écraser sur les rares fleurs épargnées.
La femme regarde la scène du carnage sans pouvoir faire un geste. C’est comme regarder un film en trois dimensions sur écran géant, la vie des autres, des histoires qui nous touchent ou pas mais qui restent de la fiction. Des hommes en blanc attendent en retrait depuis un moment, appuyés contre une camionnette bouton-d’or.
Des journalistes commencent à arriver et se mêlent à la foule des curieux. On dirait presque la fête des voisins, sauf que cette fois il y a du monde et que les gens se parlent.
Les gars du feu montent dans leur véhicule en déclarant au « tenues immaculées » qu’ils peuvent y aller, la zone est sécurisée. Le camion coquelicot sirènes hurlantes s’éloigne vers d’autres aventures.
Les salopettes virginales ont enfilé des gants assortis et pénètrent sans permission dans la maison. Elle qui s’est souvent battue contre les moulins de Don Quichotte, voilà qu’elle vit dans un moulin tout court !
Gwladys est furieuse, c’est sympa de donner un coup de main mais bon. Elle ne supporte pas cet attroupement autour de sa dépouille de béton et n’apprécie pas non plus que l’on force son intimité sans y être invité. Les pompiers c’est une chose, les squatters jouant le remake « des experts » s’en est trop. La femme hurle sur les assoiffés de ragots de décamper du trottoir déjà encombré comme un jour de marché. Personne ne semble lui prêter attention, ils ont tous le regard tourné vers la porte d’entrée, en surveillant discrètement les mouvements du journaliste, on ne sait jamais…
Aveuglée par la colère, Gwladys ne réalise pas de suite que les ambulanciers sont en train de sortir de la maison avec un brancard. C’est quand les badauds baissent la voix et le pointe du doigt sans discrétion aucune qu’elle tourne la tête et sa rage l’abandonne.
Le cortège aseptisé passe juste à côté… une sensation étrange prend possession de son être. Le choc l’assomme, elle a l’impression de flotter quelques centimètres au-dessus du bitume. Elle regarde ce corps bâché sagement allongé passer presque sur ses pieds. Il y a donc eu une victime, pourtant ça n’était qu’un oubli. Juste un oubli…
Gwladys ne bavarde pas avec la serveuse, son timing est calculé à la seconde, un simple merci et elle est repartie. Serrant son sac sous son bras et son café dans l’autre main, elle dévale les escaliers de la bouche du métro lorsque soudain, elle ralentit le pas. Arrivée devant la rame, un doute affreux vient perturber ses habitudes calquées sur papier millimétré.
A-t-elle oui ou non fermé le gaz avant de sortir de la maison ? Elle n’a plus le temps de faire demi-tour ou elle sera en retard chose complètement inenvisageable. D’un autre côté, si le gaz est ouvert, tout l’immeuble risque de sauter. Il faut prendre une décision, trancher dans le vif, le moment n’est pas à la tergiversation. Que faire ? Rester plantée là une fois de plus ne répondra pas à sa question.
Il n’y a plus une minute à perdre, elle fait marche arrière et file en direction de son domicile.
Trop tard, les vitres ont volé en éclats les rideaux en voiles sont en lambeaux, flottant comme de tristes drapeaux, une partie du toit a été soufflé de la fumée épaisse s’en dégage comme des signaux de détresse, des tuiles jonchent le trottoir, c’est un triste spectacle que de voir sa maison détruite en partie par un oubli aussi stupide.
Un journaliste tend un micro à un brancardier et lui demande :
- Pourriez-vous nous dire quel est le nom de la victime et ce qui a pu se produire ?
- Elle s’appelait Gwladys Messer et s’est suicidée en laissant le gaz ouvert.
- A-t-elle laissé une explication ?
- On a retrouvé un carnet la seule chose que l’on ait pu lire c’est « J’ai oublié de vivre ».
Nerfs d'acier